Yamamba, la dévoreuse

« Peu de gens savent quel âge elle a, mais à mon avis aucun ne l’ont connu à sa naissance… Elle me terrifie, au moins autant qu’elle me fascine. Pourquoi je suis là, à l’épier alors que tout le monde doit déjà m’attendre pour le souper, chez moi, en bas de la montagne. Je ne saurais dire… Pourtant pas moyen de détacher mon regard d’elle, assise dans sa chaise profondément matelassé, elle semble somnoler depuis des heures maintenant. Certains disent qu’elle prend la place de l’âme des animaux de la montagne. Je ne vois pas pourquoi elle ferait ça, ni même comment. Des contes pour empêcher les enfants de s’aventurer trop loin du village… »

« Uba. Yama-Uba. La sorcière de la montagne. Je ne sais pas si elle a déjà eu un vrai nom auparavant. Elle seule doit le connaitre maintenant. Elle est si vieille. Son sang doit être elfique, je n’arrive pas à distinguer ses oreilles sous sa masse imposante de cheveux blancs et sa peau est si flétrie que ses traits d'Elfe sont certainement cachés sous ces plis. Il faut que je m’approche un peu plus. Ce n’est surement pas une bonne idée, mais c’est comme lorsqu’on sent le destin vous pousser dans une direction, difficile de résister. Mais quel destin ? En quoi ma vie vaut-elle la peine d’être risqué si tard le soir, pour une vieille bique solitaire et édentée ? »

« D’aussi loin qu’il s’en souvienne mon grand-père l’a toujours connu vivant ici, au milieu de la forêt montagneuse aux abords de Clairval. Elle était autrefois la guérisseuse du village, pour finalement disparaitre du jour au lendemain sans explications. Ceux qui la connaissaient et avaient besoin d’elle avait bien essayé d’aller la voir, mais furent tous repoussés sans ménagement. Les années aidants sa réputation s’éteignait, pour devenir celle que tout le monde appelle maintenant Yamamba. »

« Ses rares apparitions ont généralement lieu aux foires où elle achète avec je ne sais quel argent, des épices et plantes qui doivent valoir à elles seules le prix de notre cheval de trait et de toutes nos poules avant de repartir aussi sec en direction de sa hutte, qui, soit dit en passant, doit être aussi vieille qu’elle (si ce n’est plus). Elle fait aussi des apparitions fugaces aux festivals de l’équinoxe ou à la traditionnelle consécration du temple. Elle n’y fait rien que de s’y balader tranquillement malgré la foule conséquente de ces évènements. Tout le monde la fuit de toute façon et s’écarte de son chemin. Elle reste finalement isolée au milieu de tous. Cela ne doit pas l’embêter je suppose… »

« Encore quelques minutes et je rentrerai après. Le soleil est couché depuis longtemps maintenant, mais la lune est pleine, je ne devrais pas avoir de problèmes à rebrousser chemin. Je dois pourtant rester encore un peu… Je veux savoir. Je dois comprendre ! Pourquoi cette vieillarde m’attire autant. »

« La dernière fois que je l’ai vu c’était à l’orée d’une clairière à, à peine 10 minutes d’ici en compagnie d’un cerf. J’aurais parié mes économies qu’elle lui parlait, mais surtout que le cerf la comprenait ! Côte à côte, la main sur son encolure, elle lui parlait à l’oreille, l’animal immobile. Il n’a même pas tressailli quand la lame du poignard s’est figé en plein cœur ! Même pas de surprise ! Il aurait tout aussi bien pu lui dire merci. Son manque de réaction et son regard serein au moment de basculer dans le noir total et infini m’a figé sur place. »

« Mais ce n’était rien par rapport au regard glacial que la sorcière déposa subitement sur moi, l'instant d'après. L’impression qu’elle savait tout de moi, qu’elle aurait pu chuchoter à mon oreille que j’étais la suivante, mais que clairement je n’avais rien à faire ici… Je crois avoir crié, je n’en suis pas sûre, mais je n’ai jamais couru aussi vite de toute ma vie ! Ces yeux sont restés gravés pendant encore longtemps sous mes paupières et je m’étais promis de ne plus jamais retourner la voir. C’était il y a trois jours… »

« Maintenant, je veux lui parler, savoir qui elle est ! J’ai l’impression d’être folle ! Que lui dirais-je ? Mais… »

« Où est-elle ? »

« Je ne me rappelle même pas avoir détourner les yeux de cette chaise, maintenant vide… »

« J’aurais préféré avoir peur plutôt que de ressentir cette extrême terreur que l’on ressent quand notre raisonnement vacille, que tous ses os se glacent, que nos muscles se tendent si fort que les frissons vous figent… Elle est derrière moi… Elle est forcément derrière moi, si je me retourne, j’aurai raison et elle sera derrière moi… Je ne veux pas me retourner… Pitié… »

« Les doigts fins et froids se resserrant autour de mon cou sont la dernière chose dont je me souvienne… C’est ce qui me réveilla… Un cauchemar ? L’état de ma paillasse me tracassait clairement moins que ma volonté de savoir si ce que j’avais vécu était réellement arrivé ou non… Je n’ai plus les idées en place… Mon corps est toujours pétrifié sur place… L’aurore sera bientôt là, mais je ne veux plus me lever de ce lit… Je ne peux plus… C’est trop pour moi… »

« Etait-ce réel ? »

…

« Plus jamais je ne veux qu’on me parle de cette sorcière ! »

…

« NON »

…

« Mais pourquoi ? Elle m’appelle ? Je DOIS savoir ! J’irai la voir ce soir. »